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un moment ; si ton âme était dans ton corps, elle ne pourrait point penser la
distance de ton corps à d'autres. L'ouvrier de ce grand réseau, il faut qu'il y
soit partout à la fois et tout entier partout ; comment y serait-il pris ? N'aie pas
peur. Fie-toi à ton âme.
Alain (Émile Chartier) (1916), Éléments de philosophie 186
Mais tout cela, dit le psychologue, toutes ces distances, cette terre, ces
étoiles, tout cela est dans mon âme et mon âme est dans mon corps. Toutefois
je trahis ici le psychologue ; ce n'est point cela précisément qu'il dit ; ce qui le
préoccupe, en tous ses discours, c'est qu'il craint de dire cela. Dans ce jeu de
l'intérieur et de l'extérieur, du contenant et du contenu, ce serait un scandale en
vérité, si l'on venait à dire que ce corps mien, entouré de corps innombrables,
étant dans mon âme, je sais pourtant que cet univers est à son tour dans ce
corps mien, qui n'en est qu'une faible partie. Je veux te faire rougir ici, lecteur,
si tu as suivi dans les psychologues cette doctrine cabriolante, d'après laquelle
l'action des choses extérieures produit dans l'âme une sensation d'abord, sur
quoi l'âme se représente en elle cette chose extérieure et toutes les autres. Mais
l'autre extérieur, d'où venait la première action, où donc est-il ? Est-ce lui que
l'âme retrouve, et sort-elle d'elle-même ? Au vrai, c'est l'animal agissant que
vous décrivez ici ; et il est vrai qu'une action des choses y entre et qu'une
réaction en sort. Mais par sens, cerveau, muscles ; vous ne ferez pas tenir une
âme là-dedans. J'entends bien qu'il vous plaît de voir un petit moment par ses
yeux, et puis vous revenez à votre poste d'observateur. Mais ce jeu n'est pas
sérieux ; les âmes n'émigrent pas ainsi d'un corps à l'autre. De quelque façon
que mon esprit soit attaché à mon corps, il l'est bien.
C'est cette attache qu'il faut considérer, autant qu'on le peut. Elle est
sensible par ce point de vue d'où, à chaque instant, je pense le monde, et qui
ne change que par des mouvements de mon corps. Si je veux voir ce clocher
caché par un arbre, il faut que mon corps change de lieu. Et la douleur, encore,
dès qu'il est lésé, me fait sentir qu'il est mien. Enfin il est mien aussi par
l'obéissance. Le mouvement que je veux faire, aussitôt mon corps le fait ou
l'essaie. Voilà tout ce que je sais de l'union de l'âme et du corps, si je com-
prends, sous l'idée de douleur, l'attention détournée, l'abattement, la stupeur.
Je connais mon esclavage ; mais ne comptez pas que j'y ajoute comme à
plaisir, et contre le bon sens.
Il est clair que mon esprit n'est pas un des rouages de mon corps, ni une
partie de l'univers. Il est le tout de tout. Je ne fais pas ici de conjecture. Je
décris simplement. Ma première pensée est une perception de l'univers, à
laquelle rien ne manque, dans laquelle rien n'entrera ensuite comme par des
portes, mais que j'éclaircirai simplement. Trouver le point d'attache entre cet
immense pouvoir de connaître et ce petit objet qui lui impose un centre, des
conditions, un point de vue, cela passe notre mécanique et toute mécanique.
Notre esclavage est donc de fait, non de théorie. Et dans le fait nous ne
pourrions jamais trouver un esclavage sans limite ; nous n'y trouvons même
pas un esclavage constant. L'homme pâtit et agit, imite et invente. Je le prends
comme je le trouve. Et je l'aime ainsi, au travail, sans désespoir vrai, et traî-
nant ce cadavre, comme dit l'autre.
Alain (Émile Chartier) (1916), Éléments de philosophie 187
NOTE
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Les rapports de la pensée et de l'action constituent une des plus impor-
tantes parties de la philosophie. Je les résume ici en quelques mots. Ce qu'il
faut saisir c'est que nos pensées volontaires ne font que continuer quelque
action ou quelque geste. C'est par cette remarque que le libre arbitre est le
mieux compris. De quelque question qu'il s'agisse c'est toujours par le langage
que nous imprimons une direction à nos pensées. Penser c'est toujours
réfléchir sur un signe et le continuer ou l'arrêter. Il est assez clair que par la
perception nous ne nous représentons jamais, sous forme de distance, de relief
ou d'espace, que des actions possibles et toujours au moins esquissées. La
recherche scientifique procède toujours par action, par essais. La méthode ex-
périmentale et le calcul même ne sont que des actions continuelles sur les-
quelles nous exerçons notre critique. Autrement notre pensée ne nous offre
point de prises pour l'arrêter ou la changer ; nous parlons toutes nos pensées
qui ne sont réellement qu'un discours à nous-même, dont on trouve le modèle
dans les Méditations de Descartes (Le Je Pense est une parole). Il faut se
garder de rester en observateur au milieu de pensées sans aucune action.
L'écriture est pour la réflexion un objet de choix.
Alain (Émile Chartier) (1916), Éléments de philosophie 188
Livre 4 : De l action
Chapitre VIII
Du libre arbitre et de la foi
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Libre arbitre est mieux dit que liberté. Ces vieux mots apportent en eux
l'idée capitale du juge, dont toute liberté dépend. Il n'échappe à personne que,
sans jugement, il n'y a point de liberté du tout. L'instinct commence, les
passions suivent, et les motifs ne sont que des signes émouvants. C'est déjà
autre chose si d'abord le jugement renvoie les premiers mouvements à leur
source ; ce mécanisme, laissé à lui-même, trouve bientôt son équilibre. Ensui-
te, parmi les motifs d'agir, les uns périssent en même temps que la passion, et,
comme elle, à peine nés. Les autres sont représentés par juste perception,
suivis jusqu'aux effets ; enfin la route est explorée. Ou bien, pour des raisons
préalables, je refuse au motif de la faire vivre seulement ; car c'est une sagesse
aussi de ne pas examiner, et un honnête homme ne s'amuse pas à chercher
comment il pourrait voler sans être pris, encore moins comment il pourrait
violer ou séduire. Ou bien encore, allant droit aux images, il les réduit à
d'exactes perceptions. De toute façon, il est bien loin de celui qui se regarde
vivre, curieux de savoir jusqu'où ses désirs le conduiront. N'oublions pas le
parti royal, qui est de ne point même considérer les petites choses, car le sage
sait que tout est changement et dissolution dans les jeux d'images, quand le
jugement ne les retient point. Par ces descriptions où l'homme de bonne foi se
reconnaîtra, nous sommes bien au-dessus déjà de ces inventaires mécaniques,
Alain (Émile Chartier) (1916), Éléments de philosophie 189
et encore sans géométrie, où les motifs paraissent comme des plaignants ou
des solliciteurs. Ici les motifs n'existent que par la grâce du juge. Encore bien
plus mépriserons-nous cette balance, où le juge essaierait ses motifs comme
des poids. Autant qu'on peut se faire une idée d'un fou tranquille, c'est ainsi
qu'il penserait. Et prenons garde aussi à ceci, c'est que si j'analyse en psycho-
logue ma délibération au sujet d'une promenade, mes motifs semblent alors à
l'écart comme des choses. Mais pourquoi ? Parce que mon jugement examine
alors la nécessité et le libre arbitre, non la promenade. L'expérience d'un acte
libre ne peut consister qu'à agir librement, au lieu de réfléchir sur le problème
du libre arbitre. Ne cherchez donc point la liberté dans des exemples de
professeur.
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